Bourges, le 20 juin 1837 [.]
Quelques lieues plus avant, cheminant au travers de la plus triste des plaines, avec de malheureux chevaux
qui sont obligés de faire une poste de six lieues, j'ai aperçu de loin la tour de la fameuse cathédrale de
Bourges. Cette tour, objet de tous mes voux, a disparu plusieurs fois derrière des plis du terrain. Enfin
nous sommes parvenus à de certains petits marais où l'on cultive des choux, et qui entourent immédiatement
la ville ; les gens du pays trouvent cela beau (document 2).
Nous sommes entrés par une rue à la fois large et mesquine, où je n'ai aperçu de figures humaines que celles
de quelques canonniers du régiment que les députés du Cher ont obtenu pour leur département.
La diligence m'a laissé dans la meilleure auberge du pays, à gauche en venant de Paris, au milieu d'une
grande rue. A peine mon sac de nuit a-t-il été monté dans ma chambre par un valet en bonnet de coton, qui
m'a semblé à moitié endormi, que j'ai été saisi d'un serrement de cour impossible à décrire. L'idée m'est
venue d'envoyer chercher un cheval à la poste, et de partir à l'instant même pour Issoudun qui est sur la
route de Tours. J'étais étouffé par le sentiment de la petitesse bourgeoise.
Pour m'ôter la possibilité de céder à une répugnance aussi ridicule, je me suis précipité hors de la chambre
affreuse à voir, mais il y avait une marche insolite au milieu du palier de l'escalier tournant en bois,
qui descend sous la grande porte de l'auberge. J'ai failli tomber. Cet escalier est d'une antiquité tellement
vénérable, que j'ai craint que la rampe de bois en petites colonnes vermoulues, à laquelle je me suis retenu,
ne me restât dans la main.
Je suis sorti de l'auberge, jurant tout haut, je l'avoue, contre les provinciaux. Je voulais aller à la
cathédrale ; mais je serais mort, je crois, plutôt que de demander à un de ces braves gens quel chemin je
devais suivre : je sentais qu'une réponse un peu trop ridicule me ferait tourner net dans une rue à gauche,
où j'avais remarqué en arrivant la poste aux chevaux.
J'ai pensé que les gens du XIIIe siècle faisaient preuve d'un rare bon sens toutes les fois que ledit bon
sens n'était pas éclipsé par la religion. Voulant bâtir une métropole célèbre au milieu d'une vaste plaine,
ils auront choisi le point le plus élevé de la ville. Je me suis donc mis à remonter le cours des ruisseaux,
au milieu de ces tristes rues formées tantôt par des murs de jardin, tantôt par de mesquines maisons à
deux petits étages. Au bout de cinq minutes, je me suis trouvé au pieu de la tour carrée de la cathédrale
(document 4). Vue de près, cette tour ne fait pas un bon effet ; c'est que le contour qui se détache sur le
ciel est raboteux. Ce grave inconvénient est produit par des figures de saints qui font saillie et sont
protégées par des dais en ogives plaqués contre la tour. [.]
Il était presque nuit ; je me suis hâté d'entrer dans l'église de peur qu'on ne la fermât ; en effet, comme
j'entrais, on allumait deux ou trois petites lampes dans ce vide immense. Je l'avoue, j'ai éprouvé une
sensation singulière : j'étais chrétien, je pensais comme saint Jérôme que je lisais hier. Pendant une heure,
mon âme n'a plus senti tout ce qui la martyrisait à coups d'épingle depuis mon arrivée à Bourges.
J'éprouve l'impossibilité complète de donner une idée de cette église, que pourtant je n'oublierai jamais.
Elle n'a qu'une tour, elle a la forme d'une carte à jouer, elle est divisée en cinq nefs par quatre rangées
d'énormes piliers figurant des faisceaux de colonnes grêles et excessivement allongées. Commencée vers 845,
elle est pourtant gothique. Les deux magnifiques portails au nord et au midi, dont je ne puis me lasser
d'admirer l'architecture, me semblent d'une époque antérieure. Remarquez la porte en bois vers le midi,
couverte d'R majuscules. [.]
Tout ce que je puis dire de l'intérieur de cette vaste cathédrale, c'est qu'elle remplit parfaitement son
objet. Le voyageur qui erre entre ses immenses piliers est saisi de respect : il sent le néant de l'homme
en présence de la divinité (document 5). S'il n'y avait pas l'hypocrisie qui révolte, et la fin politique
cachée sous la parole pieuse, ce sentiment durerait plusieurs jours. [.]
Saint-Etienne, c'est le nom de cette cathédrale, l'une des plus belles de France, fut commencée en 845,
à l'époque de cette lueur de prospérité que les arts durent à Charlemagne ; elle n'a été terminée qu'après
plusieurs siècles. Le portait de l'église, auquel on arrive par un perron de douze marches, à cent
soixante-neuf pieds de largeur. Le bas-relief au-dessus de la porte principale représente le Jugement
dernier. Pendant les guerres de religion du XVIe siècle, les protestants cassèrent la tête à la plupart
des saints de la façade. [.]
A mon instante prière, le portier est allé prendre une lanterne, et je suis descendu avec lui dans la
crypte (ou église souterraine). Là, j'ai vu le tombeau de Jean Ier, duc de Berry ; sa grosse tête a l'air
orgueilleux et méchant. Parlerai-je du plaisir que j'avais à parcourir cet immense édifice, éclairé seulement
par deux petites lampes devant les autels et par notre lanterne ? J'ai goûté avec délice cette joie d'enfant.
J'ai pris rendez-vous pour demain matin à huit heures avec le bon portier.
Il a poussé la complaisance jusqu'à me conduire au café à la mode : il est vrai que, comme je lui disais café
à la mode, il n'a pas compris ; je luis ai demandé alors le café dont le maître gagnait le plus d'argent, celui
où il allait le plus de monde, enfin le café des officiers. A ce mot, la figure inquiète du portier s'est
déridée, et nous nous sommes mis en marche.
Ce café n'est pas beau, mais il était plein de monde, mais on y parlait très haut, mais il y avait des
officiers d'artillerie en brillant uniforme, et qui, jouant à l'écarté avec tout le feu de la jeunesse,
s'exclamaient sur chaque coup. Tout cela m'a ranimé. J'ai donné audience au bon sens, qui me criait depuis
une heure qu'il fallait absolument passer à Bourges toute la journée de demain. Quoi de plus ridicule que
de quitter une des grandes villes de l'intérieur, où certes je ne reviendrai jamais, sans examiner ses
monuments ? Sans doute, il doit y avoir ici quelque église fondée par Jacques Cour, argentier de Charles VII,
et le premier grand ministre des Finances, je crois, dont notre histoire puisse se vanter. Autant que je puis
m'en souvenir, il fut cruellement persécuté, exilé et ruiné, et il alla mourir dans l'île de Chio (vers 1456). [.]
Bourges, le 21 juin 1837 [.]
Ce matin, en me levant, j'ai pris un guide, et suis retourné fièrement à mon grand café, ne comprenant pas
comment j'avais pu tant me tromper la veille.
J'ai vérifié que, fussé-je arrivé en poste, je n'aurais pas pu me loger dans un autre hôtel, le mien passe
pour le meilleur de la ville. Le maire devait appeler un étranger pour tenir l'auberge.
Après avoir pris force café au lait, toujours à la chicorée, je me suis hâté de retourner à la cathédrale,
pour les beaux yeux de laquelle je subis toutes ces peines.
Elle a achevé ma conquête [.]
C'est surtout vue du jardin de l'archevêque qu'elle produit un effet charmant.
La découverte de ce jardin, où l'on trouve des ombrages sombres par une journée de soleil éclatant, a été un
véritable bonheur pour moi (document 6). Après trois heures passées à étudier et admirer la cathédrale, le
repos sous ces vieux arbres était délicieux. Peut-être ce jardin ne me semble si beau qu'à cause de la laideur
amère des plaines que je viens de traverser. J'y ai trouvé un monument élevé à un grand citoyen qui a
perfectionné les moutons.
Ce jardin a des bancs fort commodes, à dossier comme ceux de Londres, ce qui a commencé à me donner un
grand respect pour le maire de la ville. A l'aide d'un de ces bancs, j'ai lu presque tout le Roméo de Shakespeare [.]
J'entends au bout du jardin une marche militaire ; j'approche de la balustrade, je vois des canonniers qui
s'exercent autour d'un petit parc de douze ou quinze pièces. Je descends auprès des canons, et je découvre
une tour ronde dont la base formée de gros blocs est évidemment un ouvrage des Romains (document 3) ; à l'instant
mon profond dégoût pour la ville a diminué de moitié. Je ne dis pas que ce sentiment soit juste, seulement
il en est ainsi. En effet, six cent quinze ans avant l'ère chrétienne, Bourges était l'une des capitales des
Gaulois. Bourges est l'ancienne Avaricum dont César fit le siège.
Je suis retourné rapidement à la cathédrale ; le portier, mon ami, m'a donné un guide de quinze ans que j'avais
refusé plusieurs fois, et même avec humeur, et qui, malgré sa jeunesse, s'est fort bien acquitté de ses fonctions.
Il sait par cour les noms des cinq ou six choses à voir.
Il m'a conduit à la cour royale, établie dans l'hôtel de Jacques Cour : rien n'est plus curieux. C'est un
charmant ouvrage de la Renaissance ; la cour, de forme très allongée, est la plus jolie et la moins régulière
du monde (document 8). A l'exception de quelques croisillons ou meneaux, qui ont été ôtés des fenêtres,
on dirait que Jacques cour n'a quitté son palais que de la veille. Partout on voit ses armes parlantes, des
cours comme ceux d'un dix de cour. La chapelle surtout, ménagée au-dessus de la porte, et dont la fenêtre
gothique figure une grande fleur de lis, est tout ce qu'on peut voir de plus joli dans ce genre contourné.
On l'a coupée en deux par un plancher, pour le service des bureaux de la cour d'assises qui est aussi chez
Jacques Cour. A la voûte en ogive, un peintre italien a peint à fresque des figures d'anges qui semblent d'une
miraculeuse beauté au milieu des atroces figures que le gothique donne à la race humaine ; c'est le style
de l'école de Bologne. [.]
Mon jeune guide m'a conduit à la maison des Enfants-Bleus, récemment achetée par la ville pour y placer les
religieuses de la Doctrine chrétienne (document 7). Cette maison est plus jolie encore que celle de Jacques
Cour ; c'est un charmant petit chef-d'ouvre, c'est l'architecture de la Renaissance dans toute sa grâce. Jamais
je ne me serais pardonné d'avoir quitté Bourges sans la voir, ou plutôt je n'aurais jamais cru les récits
qu'on m'en aurait faits. C'est le beau idéal de la chevalerie.
Il y a surtout un escalier tournant, au coin de la plus petite cour, que je n'oublierai point ; seulement
on dirait qu'il a été fait pour des hommes de quatre pieds de haut, tant il est exigu. Les pierres qui le
forment n'ont pas six pouces d'épaisseur, je ne conçois pas comment tout cela tient.
La petite porte d'entrée de cet escalier en miniature est couronnée par un médaillon de fort peu de saillie,
qui représente un roi imaginaire, Francus, je crois, roi des Francs. Il y a une inscription. Au-dessus des
portes du corps de logis principal, on voit deux têtes sortant d'une espèce d'oil-de-bouf, comme à ces jolis
tombeaux de la Renaissance de l'église de la Minerve à Rome. Une de ces têtes ressemble à Napoléon.
Une sour fort timide envers nous, mais fort absolue envers les petites filles du peuple réunies en ce lieu,
nous a permis de monter l'escalier. Une autre jeune religieuse, portant aussi une croix d'argent et un habit
de gros drap bleu, a ouvert la porte, et nous avons pu examiner, au grand étonnement de toutes les petites
filles, une vaste cheminée du Moyen Âge.
Cette dame a eu la bonté de me conduire à la chapelle ; cette pièce, qui peut avoir dix pieds de large et
vingt-cinq de longueur, serait un modèle admirable pour le plus charmant boudoir. Je ne crois pas que le style
de la Renaissance ait jamais trouvé rien de plus joli, mais je ne veux point exagérer, il n'y a aucun génie
dans tout cela, rien qui aille à l'âme. Ce style n'en convient que mieux à un boudoir : je ne conçois pas
comment l'on n'a pas encore copié celui-ci à Paris ; probablement il est inconnu. [.]
Mon jeune guide allait trottant devant moi, et répétant à demi-voix la liste de toutes les belles choses
que doit voir l'étranger qui visite Bourges. Nous sommes arrivés à la maison de Cujas, rue des Arènes.
Cela est charmant, c'est le mot. Comment n'en avons-nous pas une copie à Paris ? J'y ai lu les restes d'une
inscription singulière.
Ensuite nous sommes allés à la porte romane de Saint-Ursin, voisine du parc de l'artillerie. Sur le mur à
droite, à huit ou dix pieds d'élévation, le guide m'a indiqué un bas-relief qui représente chacun des mois
de l'année par ceux des travaux de la campagne dont on s'occupe dans ce mois. [.]
J'ai vu les substructions du palais du duc Jean de Berry ; c'est tout ce qu'il en reste. [.]
Je suis allé au Marché-Neuf (document 12), qui fait beaucoup d'honneur à M. Jullien, l'architecte de la
ville qui a osé l'élever sans fondations, et à l'activité du maire.
J'ai fini par le musée : ce sont trois petites chambres bien modestes, où l'on a rassemblé, comme dans une
boutique de bric-à-brac, tout ce qui a rapport aux arts. Le conseil général berrichon frémirait à l'idée de
donner quelque argent pour un objet futile. Toutefois on trouve même à Bourges un savant qui s'occupe de
numismatique avec zèle et science, c'est M. Mater (je crois, premier président de la cour royale).
Dans ce pauvre petit musée, j'ai considéré longtemps et avec respect le portrait de Jacques Cour ; il
se trouve là pêle-mêle avec des cardinaux qui se donnèrent la peine de naître. Si jamais les habitants
du Berry arrivent à cet excès de dépravation de dépenser de l'argent pour quelque chose qui ne rend aucun
revenu, ils élèveront deux statues de bronze, l'une à Jacques Cour, l'autre à Louis XI, tous deux nés à
Bourges et gens de talent.
J'oubliais la bibliothèque, qui est fort mal placée dans quelques salles humides de l'archevêché (document 77). [.]
A neuf heures du soir je me suis embarqué dans une diligence qui ressemblait fort à l'arche de Noé :
l'impériale était occupée par des chiens de chasse, qui semblaient fort mécontents de leur position et
le témoignaient hautement ; ce qui m'a point empêché de souper d'abord, et de dormir fort bien jusqu'à Issoudun. [.]